Les Etudes Occidentales (ou Etudes Célestes)


La question du mélange des genres


Les enseignements des missionnaires ont été perçus par les Chinois de la fin de Ming comme un tout que les amis de Matteo Ricci ont appellé «études occidentales» (xixue) ou «études célestes» (tianxue) qui comprenait des doctrines orientées vers l’action dans les domaines de cosmologie, de la morale, de la religion, des sciences et des techniques.

Mais l’originalité des "études occidentales" était l’exposition du bien-fondé des fondements de la foi chrétienne en raison d’un certain nombre d’idées : Dieu créateur du ciel et de la terre, l'âme immortelle, la récompense des bons et la punition des méchants, fondements qui, dans la tradition catholique – à la différence de la protestante - , ne relèvent pas de la théologie, mais de la philosophie, ou, si l’on préfère, pouvaient être établies par la raison sans avoir à faire appel à l’autorité des Livres saints. D’ailleurs les Lettrés étaient aussi convaincus que les bons seraient récompensés et les méchants punis.

En présentant dans le cadre des mêmes "études" ces fondements de la foi chrétienne, communément acceptés à l’époque en Occident, et des connaissances scientifiques, notamment astronomiques, Ricci a-t-il manqué de sincérité ? Ayant compris le peu d’intérêt des Lettrés pour les "choses de la religion", Ricci a-t-il utilisé les sciences comme un "appât" ? En des termes plus châtiés, Needham parle de "la logique implicite de la présentation des sciences de l'Occident par les Jésuites comme la prétention (claim) qu'elles n'ont pu être produites que par le christianisme."

Le mélange des genres dans ces "études" a déjà été noté sous les Ming par un certain Fang Yizhi et la distinction entre œuvres scientifiques et œuvres religieuses (en un sens très large, y compris des œuvres humanistes) sera systématique sous les Qing et le mélange des genres dénoncé. Ainsi, le rédacteur de la recension du Premier recueil d’études célestes dans les Recensions du catalogue de la Compilation des Quatre Trésors (siku quanshu zongmu tiyao 四库全书总目提要) écrit : 

"En faisant connaître leurs méthodes de calcul, Li Zhizao et les autres ont su garder sans doute ce qu'il y avait d'acceptable dans leurs enseignements, mais c'est du dérèglement que d'avoir imprimé et diffusé en même temps leurs propos trompeurs et mensongers, dont le désaccord avec les idées de nos Classiques est manifeste."

Les écrits de Ricci permettent de comprendre le cheminement de pensée par lequel il en est venu à rapprocher œuvres scientifiques et œuvres philosophiques. Ayant appris à exposer la philosophie (et la théologie) dans un mode d’argumentation qui devait encore beaucoup à Aristote, il était convaincu que c’était le mode d’exposition chinois, qui procédait plus par appariement de phrases parallèles que par syllogisme, qui empêchait de penser correctement.

"Comme c'est un fait qu'ils ne connaissent aucune dialectique, ils disent et écrivent toute chose non de façon scientifique, mais confuse, au moyen de jugements et discours divers, autant qu'ils peuvent comprendre par la lumière naturelle."

Elève de Clavius, qui avait mis au programme des collèges jésuites les Eléments d’Euclide qu’il jugeait être une meilleure école de logique que la scholastique aristotélicienne, Ricci, en traduisant cet ouvrage en chinois révélait aux Chinois un domaine nouveau pour eux, la géométrie, mais aussi leur donnait une leçon indispensable de logique.



La demande de «connaissances solides

Dans l’esprit des grands Convertis, et notamment chez Xu Guangqi, les «études occidentales étaient vraiment un tout. Xu Guangqi le dit à sa manière dans les années 1610, pour défendre l’utilité des missionnaires : "tout ce qu’ils apportent est utile à l’Etat, depuis leur discours sur l’obligation de ‘servir le Ciel et aimer les hommes’ jusqu’au calendrier, aux mathématiques et aux techniques agricoles et hydrauliques. En outre, leurs propos sont en accord avec ce que professent les Lettrés." … Xu croyait fermement que la paix régnait en Europe ; il l’avait peut-être déduit de la longévité des dynasties royales occidentales, alors que la religion des bonzes apparaissait être cause de l’instabilité des dynasties chinoises ("depuis l’introduction du bouddhisme, les dynasties ont changé beaucoup plus vite qu’avant)."

Les grands Lettrés qui ont traduit avec Ricci les ouvrages occidentaux (de la manière dont les textes bouddhiques avaient jadis été traduits : l’étranger fait une traduction orale que le lettré transcrit en chinois policé) n’étaient pas de simples auxiliaires de Ricci. Ils voyaient d’emblée l’intérêt de ces connaissances nouvelles pour la réforme du calendrier, pour la mesure des distances, etc. et étaient demandeurs de nouvelles traductions. Ils allaient éditer ces textes en en écrivant des préfaces, voire des commentaires, et dans certains cas en y ajoutant la résolution de problèmes analogues traités dans des ouvrages chinois.

Ces grands Lettrés, qui ont presque tous été baptisés, ont continué l’œuvre de Ricci après sa mort pendant une vingtaine d’années. Li Zhizao (1565-1630) publiera en 1629 un recueil des ouvrages publiés avant et après la mort de Ricci sous le titre de Tianxue chuhan 天学初函 (Premier Recueil des études célestes). Dans les dernières années des Ming, sous le règne de Chongzhen (1628-1644), c’est sous l’autorité de Xu Guangqi que quelques jésuites, parmi lesquels Johann Adam Schall von Bell (1592-1666) et Giacomo Rho (1592-1638), ont traduit un ensemble d’ouvrages pour servir de fondement à la réforme du calendrier, qui a été publié sous le titre de Chongzhen lishu 崇祯历书 (Livre du calendrier du règne de Chongzhen). Les "études célestes" cessaient d’être publiées à titre privé.