Ricci sur l’enseignement des Lettrés


La lente découverte de la tradition des Lettrés


Quand ils prennent le froc des bouddhistes à Zhaoqing (肇庆), les PP.Ruggieri et Ricci n’ont aucune idée qu’il existe une tradition vivante des Lettrés se réclamant de Confucius. Certes ils ont fait connaissance des mandarins qui administrent l’empire, mais ils pensent que la seule tradition évoluée, celle dont ils peuvent se rapprocher, est le bouddhisme ; sans doute, les manifestations de la religion populaire chinoise les avaient amenés à penser que les non-bouddhistes s’adonnaient à une religion de nature superstitieuse.


C’est par un jeune homme, venu le voir en 1598 attiré par sa réputation, que Ricci découvre la doctrine des Lettrés. Qu Taisu 瞿太素 (ou Rukui 瞿汝夔) (1549-1612), fils d'un haut fonctionnaire, le reconnaît comme un lettré à sa manière et s'attache à lui comme un disciple à son maître. L'année suivante, se produira une scène qui convaincra le religieux que sa place est parmi les lettrés : «Un matin il vient avec une grande solennité, à la chinoise, avec un généreux présent de rouleaux de soie et d'autres objets précieux, fait les trois prostrations devant le Père Matteo et le prend comme maître.» Présenté comme tel aux parents et amis de son élève, Ricci reconnaît sans peine le milieu social dont il est lui-même issu et où l'influence dépend d'un mélange d'éducation et de culture. C’est Qu qui l’invite en 1592 à troquer l’habit des bonzes pour celui des Lettrés.


En acceptant de se rapprocher des Lettrés, il y a sans doute chez Ricci une part d’opportunisme, l’essentiel reste encore d’aller à Pékin, d’y rencontrer l’Empereur Wan Li et de lui demander l’autorisation de prêcher la religion chrétienne. Quand il comprendra dix ans plus tard, arrivé dans la capitale, qu’il n’obtiendra jamais ce document, ces "Etudes des Lettrés" deviendront sous sa plume un sujet qu’il évoquera régulièrement dans ses lettres à ses supérieurs et une grande raison d’espérer que la Chine se convertira. Paul Rule écrit : «La succession des lettres montre que son jugement favorable est devenu progressivement un lien intellectuel sincère, né de la conviction que cette démarche correspondait à une nécessité et que l'option confucéenne était son destin.»


A Shaozhou (绍洲), au début des années 1590, Matteo Ricci s’adonne à l’étude de cette tradition : il traduit en latin, avec l’aide d’amis compétents, les Quatre Livres, qui étaient à mémoriser par les candidats aux concours mandarinaux, il étudie les Cinq classiques , réputés antérieurs à Confucius, avec des maîtres capables de le diriger. Ces travaux le renforcent dans la conviction que le christianisme est compatible avec l’enseignement des Lettrés, et même plus, que les chrétiens gagneraient à le connaître.


Les lettres aux supérieurs témoignent des progrès qu’il fait dans la connaissance de cette tradition et des affinités qu’il y trouve, à commencer par le rejet de toutes les superstitions des autres sectes. L’éloge qu’il fait des valeurs éthiques et sociales de ces non-chrétiens d’Orient, qui sont aussi celles du christianisme, prend la forme de rapprochement avec les modèles de l’antiquité gréco-romaine que la Renaissance avait remis au goût du jour : Confucius devient un autre Sénèque. La formulation d’une lettre de 1609 à son Père provincial, suggère plus : «Les Chinois le considèrent comme le plus saint homme qui ait jamais existé de par le monde et, en vérité, en ce qu'il dit et par sa manière de vivre en conformité avec la nature, il n'est pas inférieur à nos anciens sages, mais supérieur à beaucoup. » Par le rapprochement habile des mots ‘saints’ et ‘sages’, Ricci montre un horizon qui n’est plus celui de la morale.


Quel rôle peut jouer cet enseignement dans son travail de missionnaire ? Il pourrait jouer en Chine le même rôle que celui que joue la philosophie grecque en Occident, celui de la «lumière naturelle» ou, si l’on préfère de la philosophie, comme propédeutique à une théologie chrétienne. Chacun des deux enseignements, le confucéen et le chrétien, reste à son niveau ; il y a «rencontre», sans mélange ni confusion. Les perspectives finales de l’enseignement des Lettrés, comme celles de la philosophie d’Aristote, ne sont pas celles du christianisme, le «ciel» de Confucius, comme le «premier moteur» d’Aristote, n’est pas le Dieu du christianisme, mais ils présentent l’un et l’autre suffisamment d’affinités avec lui pour servir de base à un discours chrétien qui s’en démarquera là où il le faut.



L’appréciation de l’enseignement des Lettrés par Ricci


Dans cette même lettre de 1609 à son Père provincial, Matteo Ricci revient sur les confucéens et leurs qualités humanistes, mais aussi sur ce qui lui apparaît, à lui du moins, leur «piété», toutes vertus qui peuvent susciter des espoirs raisonnables de conversion :

1. Les jésuites ont acquis une réputation de gens vertueux et de lettrés, les deux choses qu'on place au-dessus de tout en Chine.

2. L'ouverture des esprits chinois à des arguments de raison.

3. Leur amour des livres et leurs égards pour la littérature chrétienne.

4. Leur intelligence naturelle.

5. Leur inclination à la « piété », comme je m'en aperçois peu à peu, bien que ce soit le contraire qui apparaisse à d'autres.


Quelle est cette «piété» chez ces confucéens qu’il a qualifiés maintes fois dans le passé d’athées ? Il a en vue la distance que ce peuple a toujours eu à l’égard des idoles, leurs livres où si peu de choses sont contraires à la lumière de la raison, leur comportement conforme à la loi naturelle qui permet d’espérer que nombre de leurs ancêtres ont été sauvés par la miséricorde divine.


Ricci choisit de faire un bout de chemin avec la doctrine des Lettrés (qui sera appelée plus tard «confucianisme») pour trois raisons : il préfère leur tradition au bouddhisme et au taoïsme en raison de sa conformité à la loi naturelle, de son accord avec le christianisme en matière de morale ; il la comprend non seulement comme l'idéologie de la classe dirigeante chinoise, mais aussi comme le trait fondamental de la culture chinoise, au point de considérer l'assimilation de cette tradition par les missionnaires comme «une préparation de la conversion universelle» de la Chine ; enfin il va jusqu'à reconnaître l'importance religieuse du confucianisme apparemment mondain et séculier.


Citons quelques lignes de Monsieur Sainsaulieu, à qui nous devons tant ici, extraites de la présentation qu’il fit du travail de Paul Rule :

«Ce qui a fasciné Matteo Ricci, ce n'était plus à la fin de sa vie la perspective des ‘âmes à sauver’ ou à gagner comme aurait dit saint François-Xavier, le précurseur, ni même la mise en place d'un apostolat futur, mais c'était devenu une admiration, une prédilection, des affinités morales, une parenté spirituelle découverte et reconnue. … Comme lui, les jésuites de Pékin ont trouvé dans les lettrés confucéens, une fois la glace rompue, non seulement des alliés et leur prochain, mais un miroir pour leur religion la plus intime, celle dont on se fait une vocation.»


Terminons ce développement sur le sentiment que Matteo Ricci a d’une grande proximité et affinité avec les Lettrés dans une tonalité plus affective. A ses yeux, ils ne sont pas seulement les sages habités d’un sens religieux qui reviennent souvent sous sa plume ; dans la confidentialité de la correspondance avec ses supérieurs, il en parle comme d’amis véritables des jésuites, à une époque où ils n’en comptent guère dans le monde chrétien.