Les Lettrés sur l’enseignement de Ricci


Interrogations et bienveillance


En prenant ses distances vis-à-vis du bouddhisme pour se rapprocher des Lettrés, Ricci changea de paradigme : il ne posait plus le christianisme comme une religion qui présentait une parenté avec le bouddhisme et en différait aussi considérablement, mais comme des «études» (le mot «apprentissage» conviendrait mieux pour en souligner son aspect de pratique, de praxis) ou un «enseignement» qui était à rapprocher des «études des lettrés» (ruxue 儒学), de leur enseignement (rujiao 儒教). Ces «études», cet «enseignement» étaient à comprendre, comme il se doit en Chine, comme une vision du monde globale incorporant science, technique, éthique et philosophie et essentiellement tournée vers l’action, Les enseignements des missionnaires ont effectivement été perçus par les Chinois de la fin des Ming comme un tout, que les amis de Matteo Ricci ont appelé «études occidentales» (xixue 西学) ou «études célestes» (tianxue 天学).


Des «études des Lettrés», Ricci acceptait l’éthique ainsi que le dieu personnel que Confucius évoquait par les termes de «Ciel» ou de «Seigneur d’en-haut», mais il refusait les développements des derniers siècles (en commettant d’ailleurs une erreur sur l’époque où ils s’étaient passés, qu’il pensait plus proche qu’en réalité) qui avaient retiré tout caractère personnel au «Ciel», devenu un pouvoir d’organisation, un «ordre céleste» ( tianli 天理) ou plus simplement l’» ordre» ou le « principe d’ordre» ( li 理).


Sur cette interprétation particulière, aucun courant de pensée confucéen n’était prêt à le suivre, ni à polémiquer avec lui. De son vivant, Matteo Ricci eut à se défendre contre des critiques bouddhistes, mais ne fut pas attaqué par les Lettrés. Son opposition franche au bouddhisme et ses connaissances pratiques devaient au contraire gagner à lui des lettrés dont certains seront baptisés et c’est l’un d’eux, Xu Guangqi, qui forgea une expression pour souligner le rôle que l’enseignement de Ricci pouvait jouer : «compléter les études des Lettrés et remplacer le bouddhisme» (buru yifo 補儒易佛).


Avant de parler de ces convertis, arrêtons-nous un instant sur la manière dont était perçu Ricci dans les milieux lettrés. Li Zhi 李贄 (1527-1602), un penseur iconoclaste, a été impressionné par cet homme, par ses qualités humaines exceptionnelles et par les efforts qu’il avait déployés pour connaître la culture chinoise, mais il été très intrigué ; à un ami qui l’interrogeait sur les intentions de Ricci, il a hésité ; il voyait bien que son enseignement était nouveau, qu’il cherchait à convaincre, mais il ne pouvait admettre l’idée qu’un homme aussi intelligent puisse vouloir changer la tradition chinoise.


Après le décès de Ricci, c’est aux comportements et aux enseignements des chrétiens que certains vont prêter attention, afin de surveiller et dénoncer leur dangerosité pour la nation et leur incompatibilité radicale avec les traditions chinoises pour ne pas parler de son invraisemblance.


Paul Rule insiste sur le fait que la critique des penseurs chinois n’a point porté sur ce que Ricci avait appelé les «bases» rationnelles du christianisme, mais sur les enseignements que l’Eglise primitive réservait aux catéchumènes et qui étaient liés à une modification des attitudes et des comportements et notamment l’incarnation, pour ne pas parler de la mort et résurrection de Jésus : cette critique s’exprime typiquement dans la question : «quel rapport pourrait avoir notre Seigneur d’en-Haut avec un barbare né sous les Han et qui est mort comme un condamné ?».


Un grand lettré, Huang Zongxi 黃宗羲 (1610-1695), partageait l’opinion de Ricci que le vrai sens du mot ‘ciel’ a été perdu (c’est-à-dire son caractère personnel), mais il s’étonnait de ce que le Maître du Ciel des chrétiens ait pu naître pendant la dynastie des Han et qu’en soient faites des statues.



Les lettrés convertis


Les grands convertis, c’est-à-dire les grands fonctionnaires qui se sont convertis, et dont les noms nous sont connus sont de l’ordre d’une vingtaine ; ils appartenaient tous à une mouvance de lettrés qui avaient un intérêt pour les études pratiques (shixue 实学), revenaient à l’étude des classiques (jingxue 经学), s’efforçaient de rechercher une morale objective en réaction à l’école intuitionniste de Wang Yangming 王阳明 (1472-1529) ; ils rejetèrent le bouddhisme après leur conversion au christianisme.


Trois convertis sont réunis sous l’étiquette de «piliers de l’Eglise de Chine» : Xu Guangqi 徐光启 (1562-1633) originaire de Shanghai, Li Zhizao 李之藻 (1565-1630) de Hangzhou et Yang Tingyun 杨廷筠 (1562-1627) également de Hangzhou. Ils ont pratiquement vécu à la même époque et furent baptisés à peu près au même âge (respectivement 41, 45 et 49 ans). Ils ont tenu des postes de fonctionnaire de niveau moyen, sauf Xu qui eut des postes très élevés à la fin de sa vie. Ils ont été tous les trois en étroite relation avec les jésuites et ont joué un rôle important en tant que co-auteurs dans les traductions ou d’auteur d’œuvres propres. Leurs domaines d’intérêt premier étaient variés : mathématiques et astronomie pour Xu, géographie et algèbre pour Li, religion pour Yang. Les deux derniers ont encore en commun de n’avoir été admis au baptême qu’après avoir répudié leur concubine.


Ils ont choisi l’enseignement de Ricci parmi d’autres « nouveaux enseignements» qui voyaient le jour en cette période de troubles. Dans leurs écrits, ils ont insisté sur la consonance de cet enseignement avec leur culture («craindre le ciel», «servir le ciel »), avec les exigences morales (se contrôler, se perfectionner), consonance qui leur a permis de faire le pas. Certains passaient des moments difficiles quand ils ont commencé leur processus de conversion, mais plusieurs notent aussi à l’origine de leur cheminement une forte émotion ; Xu Guangqi devant un tableau de La Madone à l’Enfant ou Li Zhizao devant la mappemonde.


Ce qu’ils ont trouvé dans le christianisme, c’est l’accomplissement d’une quête, intellectuelle pour certains (une ‘certitude’ pour Xu, une ‘loi immuable’ pour Li), religieuse pour d’autres (Yang). D’une manière générale, à la différence des missionnaires qui ont mis en valeur leur baptême et participation aux messes, ils n’ont guère évoqué ces rites dans leurs écrits. Suivant leur tempérament, leur vie a été modifiée de diverses manières. Xu a traduit des textes et poussé à traduire de nouveaux textes utiles au peuple (et non seulement des curiosités) ; il a aussi associé des jésuites au travail de réforme du calendrier. Li s’est consacré à la traduction de textes et a publié une compilation des œuvres des «études occidentales» en 1629. Yang, plus sensible à la religion, s’est consacré à des œuvres humanitaires et chez lui, pour reprendre une expression de Nicolas Standaert, «la réaction à ce qu’il expérimenta comme la Réalité Ultime reçut dans ses écrits une expression intellectuelle qui discute de la doctrine chrétienne en profondeur.»


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