Les deux enseignements mis en opposition


Après la mort de Ricci, la conduite des jésuites n’est plus inspirée par la prudence extrême et le sens des réactions chinoises qu’il avait au plus haut degré. Les missionnaires favorables à une prédication directe se joignent aux religieux de Macao et au supérieur provincial, qui réside au Japon, pour s’interroger sur les raisons du petit nombre de conversions et remettent en cause les orientations missionnaires prises par Ricci.

L’une de ces orientations est celle de l’interprétation de termes ou de textes extraits des œuvres classiques et interprétés par Ricci dans un autre sens que les Lettrés.

Le P.Longobardo, le successeur de Ricci à la tête de la mission de Chine, découvre que les convertis ne conçoivent pas le shangdi (Seigneur d’en-haut) comme un dieu personnel, unique, créateur et tout-puissant. Il note aussi que des convertis conseillent de citer les textes classiques qui conviennent à soutenir les thèses chrétiennes sans tenir compte des commentaires chinois, mais les mêmes convertis, quand ils citent les mêmes textes dans leurs propres ouvrages, le font dans le sens des commentaires. A ses yeux, Michel Yang Tingyun ne verrait pas de différence réelle entre les deux enseignements. D’autres convertis, tel Paul Xu Guangqi, défendent la thèse d’une analogie profonde entre les deux enseignements et du combat commun des lettrés et des missionnaires contre le bouddhisme. Ils conviennent cependant que la conception du "ciel" des chrétiens est différente de celle des Chinois : pour ces derniers, le "ciel" est identifié à la vitalité des processus naturels d’engendrement et de transformation des êtres et à leur pouvoir d’organisation (c’est-à-dire à ce qui fait que les êtres soient ce qu’ils sont), alors que les chrétiens distinguent nettement le ciel en tant que ‘phénomènes naturels’ et le ciel en tant que ‘pouvoir d’organisation’ [distinction que Thomas d’Aquin (1225-1274) exprimera dans les termes de ‘nature naturée’ et ‘nature naturante’ et que reprendra Spinoza (1632-1677)].

La "rencontre" des deux enseignements change complètement de signification quand l’enseignement des Lettrés n’est plus rapproché des bases du christianisme, comme le faisait Ricci, mais de sa doctrine intégrale (y compris incarnation et rédemption), quand cet enseignement n’est plus considéré comme la "lumière naturelle" préalable à toute théologie chinoise future, mais comme une doctrine complètement distincte du christianisme. Les deux enseignements confucianiste et chrétien apparaîtront désormais comme inconciliables et pratiquement aucun lettré ne se convertira par la suite.

A l’instigation de Xu Guangqi, se mit en place à la fin des années 1620 une réforme du calendrier chinois en usage avec la participation de religieux jésuites. Pendant le siècle et demi que dura encore la mission jésuite de Chine, les missionnaires de Pékin furent essentiellement des fonctionnaires qui étaient au service de l’empire comme astronomes, mathématiciens, cartographes qui n’avaient plus guère de relations avec les lettrés, et notamment ceux du bas Yangzi.

Ces contacts au plus haut niveau de l’empire ont permis de protéger les missions en province, mais les incompréhensions liées à la différence des cultures en présence et les vicissitudes de l’histoire, notamment celles de la Querelle des Rites, ont conduit finalement à la proscription de la religion chrétienne, quelques décennies après qu’elle eût été autorisée (1724).