2. L’évangélisation par le haut


Le projet d'ambassade pontificale en Chine


Les premiers Portugais qui entrèrent en contact avec la Chine, aussi bien que les premiers missionnaires, comme François Xavier (1506-1552) et Alessandro Valignano (1539-1606), étaient persuadés que, si l'Empereur de Chine pouvait être amené à les rencontrer, ils réussiraient à le persuader d'autoriser les Portugais à commercer avec la Chine et même de permettre la propagation de la foi auprès de ses sujets.


Aussi l'une des premières initiatives des missionnaires fut-elle de traduire le catéchisme. Il suffisait, pensaient-ils, que ce catéchisme parvienne à l'Empereur et tout le reste s'ensuivrait. Le problème, selon eux, était d'atteindre l'Empereur, ignorants qu’ils étaient du pouvoir effectif que détenait l’administration impériale.


La rencontre avec l’Empereur était d’autant plus importante pour Valignano qu’il concluait de son expérience au Japon, que «pour convertir le Japon, il fallait d’abord convertir la Chine et, pour convertir la Chine, il fallait commencer par les couches sociales les plus élevées».



En 1588, Valignano décida d'envoyer Ruggieri à Rome pour y expliquer la situation et demander au Pape de dépêcher une ambassade à l'Empereur de Chine. De telles ambassades avaient déjà été envoyées, des missions diplomatiques comme celle conduite par Tome Pires en 1520 et des missions commerciales comme celle de Diego Pereira, encouragée par Xavier en 1552. Valignano avait en vue une ambassade envoyée par le roi du Portugal ou le vice-roi des Indes, qu’accompagneraient des missionnaires et qui en profiteraient pour parler du christianisme à l’Empereur.


La mort de quatre Papes en seize mois fit obstacle au dessein d'envoyer une mission officielle en Chine, puis ce fut trop tard. Au fur et à mesure que les difficultés et les obstacles retardaient l'envoi d'une ambassade, certains avaient même préconisé de faire appel aux armées espagnoles pour imposer le christianisme à la Chine - proposition justifiée à leurs yeux par la «déraisonnable résistance de ce pays à l'Évangile et au commerce». Mention d'une telle perspective se trouve dans les tout premiers rapports des Portugais, et encore dans les rapports espagnols d'après 1580, quand Philippe II d'Espagne devint aussi roi du Portugal et que s'accrut le nombre des missionnaires passant des Philippines en Chine.



En 1596, Ricci évoque encore dans une lettre de Nanchang au Père Général ce projet d’Ambassade :

«Maintenant nous attendons la venue du Père Egidio de Rome pour apprendre la résolution de Votre Paternité et s’il nous vient quelqu’aide de Rome pour accéder au Roi ; sinon, pour nous déterminer nous-mêmes de toutes nos forces pour l’obtenir ; et de cette ville il est beaucoup plus facile, ou par la voie de ce parent du Roi que j’ai dit, ou par la voie de nombreux parents de personnes qui ont office à la cour de cette ville, avec lesquels je m’emploie à lier amitié dans ce but, homme fort éminent de tout le royaume».



L’autorisation de prêcher en Chine


Dès son arrivée à Macao, Michele Ruggieri soulignait l’importance pour le succès de la mission d’atteindre l’empereur ; dans une lettre en date du 12 novembre 1581, il écrit : «La plus grande difficulté qu'il y a à convertir ce royaume de la Chine ne réside pas dans la résistance qui se trouverait dans leurs volontés, car ils n'ont aucune difficulté à comprendre les choses de Dieu et ils comprennent que notre loi est sainte et bonne, mais de la grande subordination qu'ils observent dans l'obéissance des uns aux autres suivant leurs grades, et cela jusqu'au Roi. C'est pourquoi toute l'affaire est qu'il vienne au Roi le désir et l'envie d'appeler auprès de lui les pères, car je ne doute pas qu'il ne leur donnerait aussitôt licence de prêcher et enseigner leur doctrine à tous ceux qui voudraient la recevoir.»


Quelques années plus tard, il écrivit au Père Général en janvier 1584 qu’il faut commencer par faire œuvre de patience :

«Dans les commencements il est nécessaire de procéder avec beaucoup de douceur avec cette nation et de ne pas agir avec un zèle indiscret, car nous risquerions de perdre très facilement les avantages que nous avons acquis et dont nous ne savons comment nous pourrions les retrouver. Je dis cela car cette nation est très ennemie des étrangers et craint particulièrement les Portugais et Castillans qu'ils tiennent pour gens belliqueux».


En cette matière, Ricci et Ruggieri se rejoignaient. L’un des soucis constants de Ricci fut d’obtenir de l’Empereur l’autorisation de prêcher dans l’Empire ; s’il n’en faisait pas un préalable, toutes ses actions étaient dirigées vers l’entrée à Pékin et la rencontre de l’Empereur auquel il demanderait cette autorisation.


C’est dans ce souci d’éviter que leurs paroles ou actions ne suscite une réaction qui réduirait à néant les chances d’obtenir cette autorisation, qu’il écrivait de Macao à une époque où il était pressé de trouver une autorisation explicite de l'Empereur : «Il faudrait se garder de toute publicité tapageuse et de tout zèle à condamner les croyances et coutumes chères aux Chinois, s'empresser au contraire de les expliquer avec sympathie et compréhension, pour préparer ainsi la voie à l'opération de la grâce divine dans les cœurs» de ceux qu'ils espéraient convertir. L’accent devrait être mis tout entier sur la qualité des conversions non sur l'éclat du nombre des convertis. Et il continuait : « Ce sera pour plus tard ; quand il y aurait un bon nombre de catholiques parmi les gens cultivés, on pourrait demander que la pratique de la religion soit autorisée» ; mais, puisqu'il n'y avait pas de loi l'interdisant en Chine, on pouvait attendre jusque-là pour voir si c'était nécessaire.

Cette attitude de prudence des premiers temps ne le quittera pas. Pour lui, cette autorisation signifie une sympathie de l’empereur pour le christianisme, peut-être sa conversion ou, sinon la sienne, celle de membres influents de son entourage.


A Nanchang, en 1596, il écrit encore au Père Général :

«Nous avons conclu entre nous deux choses pour en avoir des signes manifestes : l’une est que, si l’on avait licence libre en ces contrées pour prêcher le saint Evangile, en peu de temps se feraient des millions de chrétiens ; l’autre est que, sans une telle permission, aussitôt nous aurions à perdre le peu que nous avons, si nous nous mettons délibérément à vouloir faire des chrétiens, à cause de la grande suspicion qu’il y a dans ce royaume à l’égard des étrangers et spécialement de nous, car ils nous considèrent déjà comme des hommes de talent, d’esprit et capables de commencer n’importe quelle grande œuvre. Pour cette raison nous n’osons avancer qu’avec des pieds de plomb.»


Tout en ayant conscience du peu d’intérêt pour les « choses de la religion » de la part de ses amis lettrés, il est sans doute loin d’imaginer ce que l’un de ses interlocuteurs écrit sur ses intentions secrètes. Le professeur Gernet aime à citer cette lettre qu’envoie à un ami un certain Li Zhi 李贽 (1527-1602), penseur célèbre pour son indépendance d'esprit et ses ouvrages à scandale :

« J'ai bien reçu vos questions au sujet de Li Xitai 利西太 (Ricci). Xitai est un homme des régions du grand Occident qui a parcouru plus de 100 000 li pour venir en Chine. Il est arrivé d'abord en Inde du Sud où il a appris l'existence du bouddhisme, après un voyage de plus de 40 000 li. C'est seulement en arrivant dans les mers du Sud, à Canton, qu'il a appris que notre royaume des grands Ming avait eu d'abord Yao et Shun, puis le duc de Zhou et Confucius. Il a résidé ensuite environ vingt ans à Zhaoqing et il n'y a aucun de nos livres qu'il n'ait lu. Il demanda à un homme d'âge de fixer pour lui les sons et les sens [des caractères d'écriture] ; il demanda à quelqu'un qui était expert dans la philosophie des Quatre Livres de lui en expliquer le sens général ; il demanda à quelqu'un qui était savant dans les commentaires des Six Classiques de lui fournir les éclaircissements nécessaires. Maintenant, il est parfaitement capable de parler notre langue, d'écrire nos caractères d'écriture et de se conformer à nos usages de bienséance. C'est un homme tout à fait remarquable. Extrêmement raffiné en lui-même, il est des plus simples dans son extérieur. Dans une assemblée bruyante et confuse de plusieurs dizaines de personnes où les répliques partent de tous côtés, les disputes auxquelles il assiste ne peuvent le troubler en rien. Parmi toutes les personnes que j'ai vues, il n'a pas son pareil. [En effet,] les gens pèchent ou par excès de rigidité ou par excès de complaisance, ou ils font étalage de leur intelligence ou ils ont l'esprit étroit. Tous lui sont inférieurs. Mais je ne sais trop ce qu'il est venu faire ici. Cela fait déjà trois fois que je l'ai rencontré et je ne sais toujours pas ce qu'il est venu faire ici. Je pense que s'il voulait substituer ses propres enseignements à ceux du duc de Zhou et de Confucius, cela serait par trop stupide. Ce ne doit donc pas être cela. »



Arrivé à Pékin, Ricci avait espéré pouvoir rencontrer l'empereur Wanli en personne et obtenir de lui l'autorisation expresse de prêcher l'Evangile en Chine. Mais, quand il put s'installer dans la capitale, il comprit que cette autorisation était difficile, pour ne pas dire impossible, à obtenir. Il aurait fallu la demander par le truchement des eunuques du palais, auxquels il n’aurait pas confié une telle requête, ou par celui des mandarins locaux, dont il savait qu’ils n’appuieraient pas sa demande. Mais était-elle vraiment indispensable ? En vérité, il n'y avait pas besoin de décret impérial. L’autorisation d'habiter à Pékin était une autorisation tacite à continuer de mener le genre de vie qui était le sien. Il était déçu de ne pouvoir enfin prêcher ouvertement, et fut conduit à constituer de petites communautés en marge de la société, mais loyales à l’égard de leur pays. Il leur expliquait que, loin de les inviter à répudier leurs traditions nationales, l’évangile du Christ en faisant apparaître la vraie valeur et portait à accomplissement leurs virtualités cachées.



L’autorisation de prêcher ne vint que quelque cent ans plus tard, à la fin du XVIIe siècle, au moment où la querelle des Rites battait son plein, quand le P.Gerbillon (1654-1707) obtint en 1692 de Kang Xi (1654-1661-1722) l'Edit de tolérance autorisant l’exercice public de la religion chrétienne.

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