La question des Rites
L’essence même du système éthique chinois reposait et repose encore en partie sur la piété à l'égard des parents et l'obéissance à l'égard de toute autorité légitime. Une des composantes de ces obligations filiales était le culte des ancêtres dont les noms étaient gravés sur des tablettes de bois. On désignait ces dernières comme le lieu où résidaient les âmes des défunts: devant elles on se prosternait front contre terre, on allumait des chandelles, on brûlait de l'encens, on offrait de la nourriture, et on brûlait du papier-monnaie qui était supposé servir aux défunts dans un autre monde. Les fonctionnaires et les lettrés devaient accomplir des rites semblables pour honorer Confucius.
Ignorer cela pouvait rendre impossible dès le début la conversion de la Chine. Le fait même de mentionner devant les Chinois que saint Paul recommande aux parents de prendre soin de leurs enfants sans mentionner la contrepartie provoquait une telle tempête d'indignation qu'il devenait quasi impossible aux missionnaires de continuer à parler.
Ricci s'est donc trouvé face à une difficulté majeure: s'il interdisait ces rites, il ne pouvait espérer qu'un petit nombre de conversions isolées. Il fallait trouver une solution. Il va sans dire qu'en aucun cas, il ne pouvait être permis aux chrétiens de croire que les âmes des défunts résidaient dans les tablettes ou que brûler du papier-monnaie pouvait les aider dans l'au-delà.
Mais toutes les coutumes n'étaient pas de cette nature. Par ailleurs, les lettrés chinois déclaraient que se prosterner devant Confucius signifiait seulement lui rendre hommage comme maître et modèle et n'impliquait pas qu'ils sollicitaient de sa part richesses, qualifications ou honneurs. En d'autres termes, leur attitude à l'égard de Confucius était uniquement de courtoisie et de reconnaissance; il ne s'agissait pas d'un rite religieux. De même, il semblait à Ricci et à ses compagnons qu'il pouvait être permis de se prosterner devant le cercueil d'une personne défunte ou, à l'occasion d'une nomination à un haut poste, devant la tablette de Confucius. Sans doute, parmi les gens simples, certains attendaient-ils en échange richesses, postérité et autres faveurs. Mais il y a dans les Classiques chinois des textes selon lesquels la signification première de ces rites n'était pas celle-là ; ces cérémonies pouvaient donc être pratiquées dans leur forme originelle. Ainsi pouvait-on considérer que les aliments offerts au défunt - aliments qui étaient plus tard solennellement consommés par tous les participants - manifestaient seulement le désir de se sentir en compagnie des ancêtres, en particulier parce que le mot chinois pour ces offrandes (
祭) n'a pas nécessairement la même signification que notre mot «sacrifice».S'il était nécessaire d'être vigilant à propos des superstitions liées à de tels rites, il fallait aussi porter attention aux explications qu'en donnaient certains lettrés néo-confucéens pour qui l'âme de Confucius s'était depuis longtemps dissoute dans le néant, et ne restaient de lui que les syllabes de son nom et sa mémoire. De même pour les ancêtres. Une telle interprétation ne permet ni d'invoquer les ancêtres, ni d'attendre d'eux quelque chose. Mais il ne faut pas oublier que cet ‘athéisme’ (ou agnosticisme) représentait la doctrine officielle - qui fut déclarée telle par décret impérial en 1552 - et non nécessairement la conviction de chaque lettré. De plus, les masses ne partageaient aucunement les idées des lettrés. Aussi le chinois moyen pratiquait-il ces rites, le culte des ancêtres et les offrandes qui leur étaient faites, comme des actes religieux. Pour Ricci et ses compagnons, de telles erreurs devaient être corrigées par un retour aux origines.
Ricci avait d'abord interdit ces rites; mais quand il vit que la prosternation se pratiquait aussi envers des personnes vivantes comme l'Empereur et les parents, il permit le culte des ancêtres et de Confucius. Son hésitation première avait cependant suscité une mauvaise impression et, pendant la persécution de 1616, elle fut à la source des plus graves accusations portées contre les missionnaires. Il semble qu'un peu plus tard les jésuites considérèrent les rites comme indifférents, et ce n'est qu'après l'arrivée des Ordres mendiants que la querelle à leur propos se développa vraiment.
Le fait que Ricci et ses successeurs demandèrent que tous ces rites, même les plus innocents, ne soient tolérés que de manière provisoire indique qu'ils avaient réalisé que ces concessions les mettaient en position difficile. Ricci, dans ses directives de 1603, assurait clairement qu'il ne s'agissait que de mesures limitées dans le temps.