L’ambiguïté du port de l’habit des moines bouddhiques


Le froc du Bonze


Se fondant sur l’expérience au Japon, Valignano avait donné l’instruction de se raser les cheveux et la barbe et de porter le froc brun-gris des moines bouddhistes ou heshang 和尚 («bonze»). Il invite même les missionnaires au Japon à imiter ces religieux dans leur réserve, modestie et recueillement. Dans tous les pays d’Asie orientale, les religieux occidentaux seront appelés «bonzes» et les missionnaires jésuites utiliseront ce terme ou un autre terme bouddhique seng 僧 («clerc») pour se désigner et désigner d’une manière générale les religieux et le clergé chrétiens. Il s’agit pour eux de manifester leur détermination de s’adapter au monde chinois et de consacrer leur vie au service du peuple chinois.


Quand le Préfet de Zhaoqing (肇庆), Wang Pan 王泮, leur suggère de prendre l’habit monastique, il a d’autres préoccupations en tête. Leur assimilation à des moines bouddhistes leur donne un statut social. L’habit est l’expression d’un statut, de la position de celui qui le porte dans la société chinoise. Dans une société où l’appartenance de l’individu à une famille est fondamentale, les moines sont précisément ceux qui ont abandonné leur famille et qui, en droit, n’appartiennent plus à la société chinoise et pour cette raison résident à l’extérieur de la ville. En les invitant à vivre en dehors des murs, Wang Pan ne pourra pas être accusé d’avoir troublé l’ordre social de la ville en y introduisant deux étrangers.


Wang Pan leur assigne un terrain dans le faubourg occidental de la ville où ils pourront construire un sanctuaire et une résidence et donne des noms bouddhistes à ces lieux : «Xianhuasi 仙花寺 (La Pagode des Fleurs Immortelles)» et «Xilai Jingtu 四来净土 (La Terre Pure venue d’occident)». Les missionnaires reçoivent de la part des gens l’accueil qui est réservé aux bonzes. «Beaucoup, écrit Ricci peu de temps après son arrivée à Zhaoqing, commencèrent aussi à offrir des parfums pour encenser l’autel et à donner des aumônes aux Pères pour leur nourriture et pour l’huile de la lampe qui était allumée devant l’autel. Et il aurait été facile d’obtenir des mandarins quelque rente sur les terres de leurs temples, mais il parut aux Pères qu’il était mieux de ne pas recevoir cette rente».


Comme devait le souligner Matteo Ricci lui-même, de nombreux enseignements étaient communs au bouddhisme et au christianisme et les Chinois ont pu voir dans ces religieux étrangers les représentants d’une secte bouddhiste encore inconnue : paradis et enfers, pénitence, célibat, aumônes, images pieuses et lampes allumées dans les temples, chapeaux analogues des officiants, façon de réciter les textes saints qui évoquaient le plain-chant des églises d’Europe. Ricci croit voir encore une analogie entre la Trinité chrétienne et les «Trois joyaux» et, d’une manière plus certaine, une large concordance entre les Cinq Interdictions bouddhiques (ne pas tuer d’êtres vivants, ne pas voler, ne pas commettre d’adultère, ne pas mentir, ne pas s’enivrer) et les Dix Commandements de Dieu.


Le danger de la confusion avec le bouddhisme


Avec le temps, une meilleure connaissance du bouddhisme et du milieu social fait apparaître les dangers de l’assimilation des jésuites à des bonzes et de leur confusion des enseignements. Ce qui était ressemblance et passerelle porte désormais la trace du Malin, du Prince du mensonge et de la tromperie.


Ricci découvre que si les bonzes sont respectés au Japon, ils sont méprisés en Chine. Les propos qu’il tient à leur égard sont très sévères:


«Ils sont considérés comme les plus vils et les plus vicieux de tous et le sont en effet à la fois par leur origine, car ils sont issus des classes inférieures et pauvres, et sont vendus étant enfants par leurs parents aux bonzes auxquels ils succèdent ensuite, et parce qu’ils sont ignorants et sans aucune éducation. Ils ne savent ni l’écriture ni la politesse, à l’exception de quelques personnes de valeur qui ont étudié et sont parvenues à savoir quelque chose. Et, bien qu’ils n’aient pas de femmes, ils sont ceux qui observent le moins la chasteté, bien que, pour tout ce qui touche aux femmes, ils fassent cela le plus secrètement qu’ils peuvent afin de ne pas être punis par les magistrats, lesquels, s’ils ont des preuves en justice, les mettent en prison, les fouettent et les font mourir sans aucun respect à leur égard.»


D’autre part, Ricci découvre aussi des doctrines bouddhiques qui sont fondamentalement inacceptables pour le chrétien, et notamment la thèse de la transmigration des âmes passant d’un corps à un autre dans le cycle des réincarnations successives et celle du permanence de leurs actions passées d’une existence à l’autre. Pour le chrétien, chaque homme possède une âme raisonnable et éternelle qui lui est propre.


C’est sur les conseils de Qu Taisu 瞿太素 (ou Qu Rugui 瞿汝夔) (1549-1612) rencontré à Shaozhou, que Matteo Ricci demande à ses supérieurs l’autorisation d’abandonner le froc bouddhiste et de se laisser pousser cheveux et barbe. L’autorisation n’arrivera qu’en 1594. Toutefois, dès l’automne 1592, il abandonne l’appellation de heshang (bonze) et adopte celle de daoren 道人 (homme de la Voie) que Ricci rend par «prédicateur lettré».


Cette distance prise par rapport au bouddhisme est aussi un rapprochement du milieu des Lettrés, dont il portera l’habit en public pour la première fois en mai 1595 à Nanchang.


En attendant, pour se préparer à leur rencontre, il se met à l’étude de la langue écrite classique (qui jouait à l’époque un rôle analogue à celui du latin) et à l’étude des Quatre Livres, une compilation de quatre œuvres anciennes réalisée par Zhu Xi 朱熹 (1130-1200) dont la mémorisation sera la principale préparation aux examens impériaux jusqu’en 1911.


Ces lectures le conduisent à constater des convergences entre le christianisme et la «secte des Lettrés». La première d’entre elles est la parenté entre la morale chinoise et la morale chrétienne, y compris des expressions voisines de la « règle d’or », «ne fais pas aux autres ce que tu ne souhaites pas qu’ils te fassent». L’autre convergence est plus surprenante : les textes classiques les plus anciens de la tradition chinoise font allusion à une divinité supérieure, appelée 天 tian (‘ciel’) ou 上帝 shangdi (‘Seigneur d’en-haut’) : Ricci croit y trouver la preuve que les Chinois ont eu anciennement connaissance de la révélation de Dieu aux temps de Noé.

Pour aller plus loin ...