Le Lettré d’Occident


Dans une lettre au Père Général de novembre 1595, Ricci décrit l’habit des Lettrés qu’il porte désormais, ou plutôt les deux catégories de robes, l’une pour les visites solennelles, l’autre pour les visites ordinaires ; il évoque les bandes de soie et les ourlets qui les ornent, puis la ceinture, les souliers et le bonnet, qui ressemble beaucoup aux barrettes en croix des prêtres.


A Nanchang, puis à Nankin, le religieux italien découvre un autre monde qui va lui offrir de nombreuses possibilités de rencontre avec les milieux intellectuels chinois. La vie intellectuelle est à l’époque très intense dans ces villes du bassin du bas Yangzi : y foisonnent associations et "académies" (shuyuan 书院) où des maîtres célèbres donnent des "conférences" (jiangxue 讲学), développant certains thèmes moraux ou philosophiques, citant fréquemment les Classiques ou se livrant à des discussions savantes.


Une lettre de 1596 à un ami révèle l’impact que cette découverte a eu sur lui :

«Je crois que nous n'ouvrirons plus d'église, mais une maison à prêcher et nous dirons la messe en privé dans une autre chapelle, quoique la salle où nous recevons les visites puisse servir à cet effet pour le moment, car on prêche davantage et avec plus de fruit par des conversations que par des sermons.»


Ricci devient ainsi un lettré d’occident, non seulement par le vêtement, mais aussi par son enseignement et les références qu’il fait aux Classiques. Sa thèse principale est que la «doctrine du Maître du Ciel» (le christianisme ou plus exactement ce qu’il en fait connaître aux lettrés) est en accord avec les plus anciens livres de la Chine, le Classique des Poèmes et le Classique des Documents.


Il va ainsi garder de la doctrine des Lettrés ce qui lui est utile pour présenter les bases du christianisme, pour «tirer Confucius à [son] opinion» et en proposant un complément à l’enseignement de Confucius différent de celui des Lettrés des dynasties Song et Ming qui, à sens, avaient perdu le sens originel des Classiques.


Son ouvrage majeur, la Vraie Idée de Dieu (tianzhu shiyi 天主实意), est l’écho des discussions qu’il a eues avec les Lettrés, en se tenant là aussi à la prudence :

«Certes, écrit-il en 1596, nous n'expliquons pas jusqu'à ce jour tous les mystères de notre sainte foi; toutefois, nous avançons en en posant les fondements principaux : Dieu créateur du ciel et de la terre, l'âme immortelle, la récompense des bons et la punition des méchants, toutes choses inconnues et non crues par eux jusqu'à présent ; et tous nous écoutent avec tant de contentement et tant de larmes que, souvent, ils éclatent en véritables louanges, comme si tous ces discours étaient de pures trouvailles de notre part. Il nous paraît qu'en ce début commencent des choses qui pourraient raisonnablement se confirmer.»


Jacques Gernet, tout en soulignant la volonté d’adaptation de Ricci, volonté indispensable pour être entendu et écouté, souligne le décalage avec son auditoire dans la manière d’argumenter. Le mode et le style d’argumentation auquel il a été formé n’est pas celui de ses interlocuteurs ; plus tard, il traduira les Eléments d’Euclide dans la visée de former les lettrés chinois à la logique du raisonnement.


Ricci était connu pour la Mappemonde qu’il avait donnée au vice-gouverneur à Zhaoqing et qui avait été imprimée par ce dernier et distribuée à ses nombreux amis. Désormais il était connu pour l’originalité de sa doctrine et il était occupé du matin au soir à argumenter au point d’en oublier certains jours, confie-t-il à des amis dans une lettre, de célébrer la messe.


Dans une lettre au Père Général de la Compagnie de Jésus, Claude Acquaviva, en date du 4 novembre 1595, Ricci reconnaît en toute honnêteté que, parmi les six raisons de son renom, son enseignement religieux figurait au sixième et dernier rang. Il arrivait loin après le fait que, tout étranger qu'il était, il ait appris à parler, à lire et à écrire le chinois; bien après sa mémoire prodigieuse - il connaissait par coeur les Quatre Livres; après sa connaissance des mathématiques et d'autres sciences; après les curieux objets qu'il avait apportés; et même après ses prétendues connaissances en alchimie.


Si son enseignement était aussi bien entendu, c’est qu’il correspondait à des préoccupations de ces milieux intellectuels du bas-Yangzi. En voulant démarquer autant que possible le christianisme du bouddhisme et souligner ses concordances avec la doctrine des Lettrés, il rejoignait leur hostilité de plus en plus vive à l’égard des influences bouddhistes sur la doctrine des Lettrés.