La question des «rites chinois»


Matteo Ricci avait eu à trancher le problème que ces rites posaient. Se rendant compte que ces rites étaient intimement liés à la structure sociale, il n’était pas possible de demander aux Chinois d’y renoncer, d’autant plus que le quatrième commandement de Dieu imposait d’honorer son père et sa mère ; mais ces rites étaient liés à des conceptions religieuses incompatibles avec le christianisme. Ricci avait d'abord interdit ces rites; mais quand il vit que la prosternation se pratiquait aussi envers des personnes vivantes comme l'Empereur et les parents, il permit le culte des ancêtres et de Confucius, mais en insistant sur le caractère provisoire de cette autorisation. Il avait très probablement en vue la difficulté pour une communauté aussi réduite que celle des chrétiens chinois à l’époque de changer les représentations religieuses qui étaient liées à ces rites ; mais, pensait-il, quand les Chinois se seraient convertis en masse, comme il l’espérait, la situation serait différente.


Il semble que les missionnaires jésuites avaient été assez stricts, du moins les premières années, sur cette interdiction ; il sera vigoureusement reproché à Alfonso Vagnoni d’avoir interdit la participation des chrétiens à ces rites. Mais il a pu y avoir des relâchements de cette discipline qui ont pu être observés par les religieux mendiants.


Le Père Moralès rentre en Europe en 1643, remit son rapport à la Congrégation pour la Propagation de la foi, qui, par un texte daté du 12 septembre 1645, interdit aux chrétiens chinois de participer à ces rites. Les Jésuites réagirent promptement : ils envoyèrent Martino Martini (1614-1661) qui, dans un document court et clair, exposa la pratique des jésuites en la matière. Dans un texte du 23 mars 1656 approuvé ultérieurement par le pape Alexandre VII, la même Congrégation approuva la participation aux rites dans les conditions observées par les jésuites. La condition que mettaient les jésuites pour la participation aux rites chinois était de se remémorer l’origine politique et civile de ces cultes et de les considérer comme un simple acte de reconnaissance à l’égard des parents, ancêtres, divinités patronales locales et de Confucius.


En novembre 1669, tous les missionnaires en Chine, jésuites et non-jésuites, déportés à Canton pour fuir une persécution, tinrent un synode où ils expriment leur accord sur les conditions mises par ce texte pour la participation des convertis aux rites.


La question semblait close. Confinée jusqu’à présent à la Chine et à Rome, elle allait devenir européenne en s’immisçant dans la querelle janséniste par le biais de la cinquième lettre des Provinciales publiée par Pascal le 20 mars 1656, l’une des plus virulentes. Il y fit allusion à la prédication des jésuites en Chine (et en Inde) qui omettaient la crucifixion, à l’autorisation qu’ils donnaient à des convertis de participer à des cultes idolâtres à Confucius en leur apprenant à transférer mentalement à Jésus-Christ dont ils portaient sous leurs habits une image les adorations qu’ils rendaient ostensiblement aux idoles.


Le pape Clément XI décida d’envoyer en Chine son légat, Mgr Charles Thomas Maillard de Tournon. Comme un problème analogue se posait en Inde (celui des «rites malabars»), il fut convenu que le légat passerait par Pondichéry pour le régler. Parti en février 1703, il y arriva en novembre ; en juin de l’année suivante, il condamna diverses coutumes locales et partit pour Canton où il arriva en septembre 1705.


Les jésuites de Chine avaient préparé des documents pour lui permettre de rendre un jugement équitable, mais ils apprirent que le légat n’était pas venu pour porter un jugement, mais pour promulguer un décret pontifical, qu’il n’avait pas en partant d’Europe …. et qu’il n’avait toujours pas … et dont il ne connaissait pas exactement la teneur ! Il devait se situer entre les documents signés en 1645 et 1656. Cette situation inconfortable rendait impossible cette mission délicate au cours de laquelle il rencontra l’empereur Kangxi.


Or le décret «Cum Deus optimus, tant attendu, avait été publié le 20 novembre 1704. Il devait encore être suivi d’une autorisation à la participation aux rites dans des conditions très restrictives par le légat du pape Mezzabarba en 1721, puis d’une condamnation absolue et définitive des rites par Benoît XIV par la Bulle Ex quo singularii de 1742 … et encore, près de deux siècles plus tard, de la bulle Plane compertum est de Pie XII publiée le 8 décembre 1939 qui reconnaissait l’absence de caractère religieux de ces rites.


Si cette querelle obligea les jésuites à apporter des altérations à la méthode de Ricci, tout spécialement pour ce qui regarde sa manière prudente et progressive de procéder, il en resta toutefois suffisamment d'éléments essentiels pour permettre à cette méthode de réussir pendant au moins une brève période de temps. En 1692, l’ Edit de Tolérance de l’empereur Kangxi, qui retira le christianisme de la liste des doctrines pernicieuses, et la Déclaration concernant la signification des rites ou coutumes chinois (selon laquelle la Compagnie de Jésus les a autorisés jusqu’à présent) présentée à l’empereur Kangxi le 30 novembre de l’année du Seigneur 1700» ont fait du christianisme une religion indigène, comme le bouddhisme (d’origine indienne) avait été indigènisé des siècles auparavant.


La Chine avait donc officiellement accepté la méthode d’accommodation culturelle de Ricci et ce fut l’Europe qui la rejeta en 1704, 1707, 1715 et la condamna comme intrinsèquement fausse en 1742.