Astronomie


La situation de l’astronomie chinoise à la fin du XVIe siècle


Au XIIe-XIIIe siècles, à l’époque ou l’Occident trouvait à Tolède les traductions en arabe de nombreuses œuvres scientifiques grecques, la Chine, dominée alors par les Mongols, fut aussi mise en contact avec l’astronomie musulmane. La dynastie mongole (ou encore des Yuan) accueillait volontiers ces nouveautés : elle favorisait le libre-échange aussi bien des marchandises que des idées, et le développement scientifique de l'Extrême-Orient. Elle culmina chez le chinois Guo Shoujing 郭守敬 (1231-1316), habile homme aux aptitudes multiples, qui commença par régulariser des rivières dans la région de Pékin, puis se distingua comme mathématicien, astronome et remarquable constructeur d’instruments d’observation des astres.


Vers l'année 1360, les cultures nationales se replièrent de nouveau sur elles-mêmes, puis les Chinois chassèrent les Mongols et fondèrent la dynastie des Ming en 1368. Alors que, du côté occidental, l’héritage grec transmis par les arabes fut étudié, avant même que les textes leur ne soient accessibles en grec, les Ming ne prêtèrent aucune considération à ces connaissances d’origine étrangère.


Le résultat en fut qu’à la fin du XVIe siècle, lorsque Ricci arriva en Chine et découvrit les instruments astronomiques réalisés par Guo Shoujing, personne n'était capable d'en expliquer l'usage. L'Histoire officielle de la dynastie des Ming (Mingshi 明史) donne la raison de cet oubli complet : à la chute des Mongols, le calendrier des Yuan fut remplacé en 1364 par des éphémérides calculées suivant les anciennes règles chinoises (Datongli 大统历) ; puis, quatre années plus tard, probablement en raison de l’évidence des erreurs dans les prévisions des astronomes officiels, un "Bureau de musulmans" fut établi, qui calcula lui aussi son calendrier propre selon une autre méthode, un autre ‘comput’ (Huihui li 回回历).


La description que fit Matteo Ricci des astronomes chinois lorsqu’il a été à Pékin correspond à ce que l’Histoire dynastique décrit :

"Le fondateur de la dynastie Ming a permis seulement à ceux dont c'est l'office d'établir ce calendrier, l'étude de cette science astronomique, parce qu'il craignait qu'on ne tramât des rébellions sous ce couvert. Aussi l'Empereur entretient-il beaucoup de mathématiciens à l'intérieur du palais, et ceux-ci sont tous des eunuques ; d'autres mathématiciens résident hors du palais. Il y dépense beaucoup de milliers d'écus à cause des traitements considérables que reçoivent ces gens, en fonction du grade qu'ils ont acquis à leurs examens. Tous ces mathématiciens sont divisés en deux collèges, aussi bien ceux qui sont dans le palais que ceux du dehors : les uns calculent suivant les méthodes anciennes de la Chine, les autres suivant la nouvelle méthode venue de la Perse, puis ceux du dedans et ceux du dehors se réunissent pour comparer leurs résultats et pour s'entraider. Chacun de ces tribunaux possède sa plate-forme d’observation en une place élevée et ils y ont fabriqué de très beaux instruments de mathématique en bronze, extraordinairement grands et très anciens, pour observer les astres ; chaque nuit, un astronome se tient là en permanence pour voir s'il paraît quelque comète ou objet nouveau dans le ciel, et le lendemain on en donne avis au Roi dans un mémorial public en même temps qu'on explique la signification du phénomène céleste."



Conceptions cosmologiques chinoises et occidentales


C’est à Zhaoqing, que Matteo Ricci observa deux éclipses de lune (le 29 novembre 1583 et le 24 mai 1584) qui avaient été "annoncées très clairement et très exactement par une autre méthode que la nôtre" et c'est probablement sous l'impression de ce succès qu'il fit un éloge inattendu de la culture scientifique en Chine :

« Dans leurs sciences, les Chinois sont très instruits : ainsi pour la médecine, la physique morale [science des mœurs], les mathématiques et l'astronomie, l'arithmétique, et finalement tous les arts libéraux ou mécaniques. Il est admirable qu'une nation, qui n'a jamais eu de relation avec l'Europe, soit arrivée par ses propres moyens presque aux mêmes résultats que nous-mêmes avec la collaboration de l'univers entier."

Ce sont des visiteurs qui ont attiré son attention sur les problèmes de l’établissement du calendrier impérial. En 1592 ou 1593, le président du tribunal des Rites de Nankin, passant par Shaozhou, exprima le désir de l'emmener avec lui lorsqu'il retournerait à la capitale pour être aidé à corriger leur calendrier souvent erroné et s'acquérir par là une très grande réputation. Mais il ne fut pas immédiatement donné suite à cette proposition.


Ricci eut, à Nanchang, l’occasion de discuter longuement de ces sujets et y découvrit avec stupeur les conceptions de ses interlocuteurs. Dans une lettre du 28 octobre 1595, il fit la liste de leurs "absurdités" en prenant comme critères les idées courantes en Europe à la fin du XVIe siècle, c’est-à-dire en fait celles de Ptolémée (90-168) :


1° Pour eux la terre est plane et carrée, le ciel est une calotte ronde ; ils ne parviennent pas à concevoir la possibilité des antipodes.

2° Ils pensent qu’il n'y a qu'un ciel, qui est vide, les étoiles se meuvent dans le vide [et non comme le veut Ptolémée, dix sphères célestes concentriques, solides, avec les étoiles attachées au firmament].

3° Comme ils ne savent pas ce qu'est l'air, là où nous disons qu'il y a de l'air, ils affirment que c'est le vide. En ajoutant le métal et le bois, et en retranchant l’air, ils comptent cinq éléments [et non quatre] : le métal, le bois, le feu, l'eau et la terre. Bien pis, ils veulent que ces éléments s'engendrent l'un l'autre, et l'on peut imaginer avec combien peu de fondement ils l'enseignent, mais comme c'est une doctrine reçue de leur anciens, personne n'ose l'attaquer.

4° Pour les éclipses de soleil, ils donnent une bien bonne raison : c'est que la lune, lorsqu'elle est près du soleil, intensifie sa lumière! Par contre, lorsqu'elle lui est diamétralement opposée, elle en est si épouvantée qu'elle perd sa lumière et sa couleur! D'autres lettrés disent qu'il y a un trou vide au milieu du soleil et, quand la lune se trouve en face de ce trou, elle ne peut être éclairée !

5° Pendant la nuit, le soleil se cache sous une montagne qui est située près de la terre.


Matteo Ricci argumentait en utilisant la cosmographie de Ptolémée qui fut encore la doctrine commune pendant quelques décennies. Laissons le évoquer ses propos :

«L'univers est constitué par les orbes célestes et par les éléments, parmi lesquels la terre est comme le fondement, et le dernier ciel comme le toit ou la couverture.

« Commençons par la terre. Celle-ci est très large, puisqu'elle mesure plusieurs milliers de mille lis chinois, ce qui est équivalent à 6 300 de nos lieues. Le diamètre qui la traverse par le milieu, est long de 2 000 lieues et, au milieu, se trouve l'enfer des damnés... Comme la terre est solide et sphérique, elle est entourée d'eau comme le jaune d'oeuf l'est par le blanc (dans la coquille)...

«Quant aux orbes célestes, sans parler des trois derniers dont le plus rapproché de nous contient toutes les étoiles, les sept autres qui sont appelés orbes des planètes, sont ainsi disposés :

1° tout d'abord Saturne appelé en chinois "étoile de la terre", ( tuxing土星).

2° Jupiter, "étoile des bois" (muxing木星).

3° Mars, "étoile du feu", (huoxing 火星).

4° le soleil

5° Vénus, "étoile du métal", (jinxing 金星)

6° Mercure, "planète de l'eau", (shuixing 水星).

en dernier lieu, la lune.

«Il faut encore observer que le temps est mesuré par le mouvement du soleil et de la lune : en effet, le soleil, en tournant autour de la terre, produit le jour et la nuit ; la lune, en s'approchant tour à tour du soleil et en s'éloignant, renvoie sur la terre la lumière qu'elle reçoit du soleil. Quand la lune est placée entre le soleil et la terre, elle intercepte les rayons et la lumière du soleil ; quand, à l'opposé du soleil, elle passe dans l'ombre projetée par la terre, elle s'éclipse soudainement.»


Cette construction complexe avait eu le mérite de décrire d’une manière suffisamment satisfaisante le mouvement des planètes (comprenons le mouvement apparent des planètes) depuis la Terre supposée fixe, ou du moins tant que les observations étaient approximatives. Et, après avoir analysé ce mouvement d’une manière plus fine, Copernic (1473-1583) proposa la thèse que les planètes et la Terre tournaient autour du Soleil.


Pour les Chinois, cette construction avait le mérite d’expliquer simplement et de prévoir plus exactement des phénomènes : la Terre est ronde, les jours et les nuits sont dus au mouvement du soleil autour de la Terre, les éclipses de soleil au passage de la lune entre la Terre et le soleil, celles de lune à celui de la Terre entre la lune et le soleil et les phases de la Lune aux angles différents d’éclairement de la Lune par le Soleil. Et pourtant les conceptions chinoises étaient sous un aspect plus "modernes" que les occidentales : un ciel unique et vide, dans lequel se mouvaient planètes et étoiles.


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