Géographie


La position de la Chine


Quand on parle de jésuites géographes, c'est surtout au P. Martini (1614-1661) et aux cartographes français, du XVIIIe siècle que l'on pense, et pourtant l’œuvre de Ricci en ce domaine fut non seulement importante mais créatrice, modifiant les représentations cosmographiques des Chinois comme des Occidentaux.


Sa vocation de cartographe de la Chine se décida pour ainsi dire au sortir du bateau, car le P. Valignano, Visiteur de la Compagnie de Jésus en Chine, lui ordonna aussitôt de rédiger une «Description de l'empire» en se basant sur les ouvrages géographiques et les cartes chinoises. Ricci était incomparablement avantagé par rapport à tous ceux – et ils étaient nombreux – qui essayaient de représenter le vrai visage de l'Extrême-Orient.


Jusqu'à lui, en effet, deux types de figuration de la Chine s'étaient disputé la faveur des esprits cultivés : le premier était inspiré par la description du monde habité de Ptolomée qui évoquait une terre inconnue prolongeant à l’est le territoire des Sines et des Sères. ; le second tenait compte des descriptions de Marco Polo et des missionnaires du Moyen Âge et rattachait Cathay, Khanbalicq, Quinsay… aux "royaumes" du centre de l'Asie. La découverte par les Portugais du bord extrême de l’Asie avait ruiné la conception héritée de Ptolémée et, comme ils n’avaient pas trouvé de pays s’appelant « Cathay» ni de ville s’appelant «Khabalicq», ces territoires avaient été repoussés vers le nord. Les cartographes étaient au rouet ne sachant comment concilier les descriptions des voyageurs pour localiser les villes décrites.


Fort heureusement, après cette période difficile, les cartes chinoises et les descriptions des quinze provinces de la Chine ramèneront peu à peu les cartographes à la claire compréhension des réalités : c'est le P Ricci. qui est le principal responsable pour ce quatrième type de représentation de la Chine qui, à la longue, supplantera tous les autres.


Les matériaux qu’a pu consulter Ricci sont d’origines diverses, européennes et chinoises,. Ricci ne retient vite que les sources chinoises et par leur dépouillement, il ne tarde pas à constater l'exactitude et la fiabilité de leurs données, leur seule manque étant un cadre mathématique et un système de projection cartographique. Ayant reçu de Clavius une bonne formation à la cartographie et à sa pratique (avec des astrolables portables), il se donne pour tâche de «déterminer le plus rigoureusement possible la longitude et la latitude d’une première station, puis essayer de fixer par comparaison les positions d'une base géodésique aussi longue que le permettront les circonstances, et enfin ramener approximativement à cette base les localisations des points principaux où l'on ne peut accéder ; il sera ensuite facile de distribuer ces données sur une carte, suivant l'un des systèmes de projection perfectionnés par les savants de la Renaissance européenne.»


Pour réaliser cette tâche, Ricci regroupe des résultats de divers types : les éclipses de lune qu’il observera en 1583 et 1584, lui permettent de déterminer approximativement la longitude de Macao (il trouve 125°) - l'erreur est d'environ 5°- et sa latitude (22°5) – elle est d’un demi degré. Par cette seule observation, il ampute l’énorme tumeur du continent asiatique qui, du temps de Christophe Colomb, s'étendait presque jusqu'à la Floride.


Ricci tire aussi des informations des ouvrages qui donnent le nombre des jours de marche entre les villes du royaume ; il se croit assez vite en mesure d'affirmer que la Chine est comprise entre 120° et 137° de longitude. Il ramène aussi Pékin, placé habituellement vers 50° de latitude, progressivement jusqu’à 40° (valeur exacte). En dépit des critiques devant de tels changements dans les représentations, Ricci, en homme sûr de sa méthode, ne cherche pas à résoudre des problèmes trop généraux, il rassemble des matériaux de bon aloi, se limite à des questions bien circonscrites, évite toute synthèse avant d'avoir établi solidement quelques faits primordiaux.


Avec ses voyages vers le nord, il achève une base géodésique depuis Macao et Canton jusqu'à Nankin puis Pékin, et vérifie par mesure directe les estimations qu’il avait faites : A Pékin, des éclipses l’aident en 1601 à établir la longitude de Pékin (129°, erreur de 13°). Les dimensions rectifiées de la Chine proprement dite sont alors comprises entre 19° et 42° de latitude, 112° et 131° de longitude. Il pourrait facilement dresser un atlas de Chine où chaque province, avec ses divisions et subdivisions administratives, recevrait sa place appropriée par rapport à cet axe central. Mais d'autres préoccupations géographiques absorbent désormais son esprit et le conduisent à envisager un remaniement complet de la carte entière de l'Asie intérieure.



L’identification de la Chine avec le Cathay


Mais qu’en est-il de ce qui est de l’autre côté de la muraille ? et de ces villes visitées par Marco Polo et rejetées vers le Nord de la Chine par les géographes ?


C'est à Nanchang seulement, treize ans après la mesure des coordonnées géographiques de Macao, que Ricci ose aborder, pour la première fois ce problème complexe. Dès 1596, il émet l’hypothèse en termes prudents de l’identité de la Chine et du Cathay et de Cambaluc avec Nankin. Il donne les indices qui l’invitent à une telle hypothèse : premièrement, «on n'a point connaissance par ici d'une ville aussi grande (que Khanbalicq) dans un état voisin». Il note que si «Cambalicq» signifiait capitale, son équivalent en chinois pourrait être Nankin (la ‘capitale du sud’). Plus important, à ses yeux, Polo se rend à cette ville par un fleuve appelé Kiang, or c'est ainsi que l'on appelle les fleuves en Chine. Polo précise qu'au sud de ce fleuve se trouvent huit royaumes,– ce sont les huit provinces de la Chine qui sont de ce côté du fleuve, et au Nord sept royaumes qui sont les autres provinces parmi les quinze entre lesquelles se partage la Chine. Ainsi «le Cathay, à mon avis, dit-il, n'est pas un royaume différent de la Chine. Le grand roi dont parle Polo n'est pas autre que le roi de la Chine et, par conséquent, la Chine est connue des Tartares et des Perses, quoique sous un autre nom.»


Mais Ricci ne veut pas brûler les étapes et avoir des preuves irréfutables de son hypothèse, qu’il corrigera d’ailleurs rapidement quelques erreurs, en réalisant notamment que la ville de Cambalicq est Pékin et non pas Nankin. Lors des tribulations qui entourent son arrivée à Pékin en 2000-2001, il est en contact durant plusieurs semaines avec des «ambassadeurs» qui arrivaient de l'intérieur de l'Asie, qui lui apprirent qu’ils désignaient le royaume de Chine par le mot 'Cathay' et que ce royaume ne porte point d'autre nom dans tous les pays du Mogol, en Perse et ailleurs. Ils précisèrent aussi que la ville de Pékin s’appelait : "Cambalu".


Ainsi, Marco Polo avait dit vrai, ses récits ne sont pas dus à sa pure imagination, il fallait en tenir compte sur les cartes. Ricci continua à exploiter les sources chinoises : il découvrit dans les grands ouvrages de la dynastie des Ming, un itinéraire minutieux depuis la porte occidentale de la grande muraille (près de Suzhou) jusqu'à Constantinople et des informations assez complètes sur les pays de l'Occident, mais il remarque aussi que les représentations cartographiques se limitaient presque uniquement aux provinces de la Chine proprement dite. Faute de cartes, les livres géographiques demeuraient un trésor scellé.


Puisque Ricci ne pouvait pas exploiter les sources d'information chinoises, il se devait de revenir aux atlas et cartes européennes et tout spécialement aux récits de Marco Polo. Mais il ne tarda pas à comprendre que ce dernier ne s'était pas préoccupé de donner à ses souvenirs un arrangement méthodique et que les villes n’étaient pas évoquées dans l’ordre où il les avait parcourues. Ne pouvant faire confiance à Polo, il chercha à s’instruire auprès des voyageurs, c'est-à-dire des pseudo-ambassadeurs qui venaient s'abriter pendant quelques semaines au caravansérail de Pékin pour y commercer. Après son retour à Pékin en 1601, il ne négligea aucune occasion de les interroger, mais il ne parvint pas à en obtenir des informations précises.


Ricci écrivit alors à ce sujet en Inde et en Europe, et ses lettres aboutirent à l’envoi de Bento de Goes (1563-1607), un frère jésuite espagnol, qui connaissait bien la langue mongole ; ce dernier prit l’habit d’un marchand arménien et se joignit en mars 1603 à des caravanes pour commencer un long parcours : Lahore, Kabul, le plateau du Pamir, Khotan où il passa l’hiver 1603 ; puis un an plus tard, la vallée du Tarim (Yarkand) dans le Xinjiang actuel, Hami (哈米) et finalement Suzhou (肃州) dans la province du Gansu (甘肃), aujourd’hui Jiuquan (酒泉), où il arriva épuisé pour Noël 1605. Il fit savoir à Matteo Ricci son impossibilité de continuer sa route, qui dépêcha un serviteur à Suzhou pour recueillir les notes de voyage du frère.


Ainsi, Matteo Ricci réorganisait la carte de l’Extrême-Orient : il avait considérablement remonté vers le nord la jonction entre l’Amérique et l’Asie, il avait positionné d’une manière assez précise la Chine sur la sphère terrestre ; enfin, en identifiant la Chine au Cathay de Marco Polo, la Route de la soie et les routes maritimes se rejoignaient … et le marchand vénitien cessait d’être un affabulateur.


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