Le succès des Vingt-cinq Paroles


Dans son Journal, Ricci décrit ainsi son opuscule intitulé Vingt-cinq Paroles : "Un petit livre concernant des questions de morale où il parle de la mortification des passions et de la noblesse de la vertu». Dans une lettre personnelle à un ami, il décrit le livre d'une façon similaire, en ajoutant une explication pour son succès inespéré.

Dans ce petit livre je ne fais que parler de la vertu et de la bonne conduite de la vie, en m'appuyant sur la philosophie naturelle, mais en chrétien et sans rejeter aucune secte. C'est ainsi qu'il est lu et accueilli avec reconnaissance par toutes les sectes qui existent. Toutes les autres maisons de jésuites m'envoient des attestations de la grande influence que ce seul petit ouvrage exerce partout. Ainsi, beaucoup de ceux qui viennent me voir insistent pour que j'écrive d'autres livres, puisque nous donnons ainsi créance aux choses de notre religion."


Les Vingt-cinq Paroles est une traduction soigneusement faite par Ricci lui-même d’extraits du Manuel d'Epictète. Cependant, comme semble le suggérer Ricci, l'accueil positif qu'il reçut n'était pas entièrement dû au fait qu'il ne rejetait aucune secte. Malgré son origine étrangère, l'ouvrage répondait à un réel besoin du lecteur chinois. Il touchait en réalité à un problème qui troublait un grand nombre de lettrés confucéens de l'époque et lui apportait une solution qui correspondait à l'esprit du confucianisme. Ainsi, sans aucun artifice de sa part à lui, missionnaire, il plaçait un problème authentiquement chinois dans le domaine de la révélation chrétienne. Non seulement il restituait en même temps au confucianisme son inspiration religieuse originale, mais il faisait ressortir sa relation intrinsèque au christianisme. C'est pourquoi le succès inattendu de ce petit traité de morale représentait à la fois un événement culturel et un moment décisif dans l'histoire de l'évangélisation de la Chine.


Pour le comprendre, il convient de rappeler quelques données essentielles du confucianisme. Le confucianisme représentait beaucoup pour un lettré chinois : une manière de cultiver son caractère moral (xiushen 修身 ), une façon de diriger sa maison (qijia 齐家 ), une façon de gouverner son pays (zhiguo 治国), une façon de pacifier le monde (ping tianxia 平天下 ). Ainsi un lettré confucéen était normalement destiné à entrer au service du gouvernement et à atteindre sa plus haute perfection dans ses fonctions (zhiyu zhishan 至于治善 )°.


Cependant, il y eut des époques où un lettré confucéen était dans l'impossibilité de réaliser ce programme de vie ; il se trouvait dans des situations qui l'obligeaient à sacrifier soit son intégrité morale, soit sa carrière politique. Dans ce cas un bon confucéen devait renoncer à la carrière politique. S'il le faisait, il était dit connaître «le décret (ou mandat) du ciel» (zhi tian ming 知天命). Ce mot de Confucius décrit comment il retrouva la paix à l’âge de cinquante ans, devant le dilemme qui consistait soit à sacrifier ses principes moraux, soit à renoncer à ses ambitions publiques. Le genre de confucianisme qui prévalait à l'époque de Ricci était le néo-confucianisme fondé sur l'enseignement de Mencius (372-289 avant Jésus Christ). Selon l'interprétation de ce philosophe, pour connaître les décrets du ciel, il faut d'abord distinguer entre les «choses dont l'acquisition dépend uniquement de moi» (qiu zai wo zhe 求在我者) et «les choses dont l'acquisition ne dépend pas de moi». Les vertus morales appartiennent à la première catégorie, alors que la mort, la vie, la richesse et le rang appartiennent à la seconde.


L'enseignement de Confucius sur la connaissance du décret du ciel et son interprétation par Mencius étaient inspirés par la croyance en un Dieu suprême, mais, à mesure que le temps passait, surtout après la disparition de l'inspiration religieuse originelle, la compréhension de cet enseignement a subi certaines modifications. En conséquence, connaître le décret du ciel en vint à signifier l'acceptation de la mauvaise fortune avec une résignation stoïque. Aussi longtemps que cette philosophie est restée un sujet de spéculation oiseuse, cette erreur n'a pas été remarquée ; mais, lorsque se sont recréées des conditions semblables à celles qui ont inspiré l'enseignement de Confucius sur la connaissance du décret du ciel, il devint péniblement évident que la version contemporaine de la même doctrine ne donnait pas satisfaction aux besoins spirituels de ceux qui souffraient pour une juste cause.


En fait, le règne de la dynastie Ming qui gouvernait la Chine depuis 1364 touchait à sa fin. Ses institutions se détérioraient ; son administration était harcelée par les interventions continuelles d'un empereur capricieux ; une lutte âpre se livrait autour du trône. Etant plus près de la personne du monarque, le parti des eunuques du palais l'emportait sur celui des membres du gouvernement. C'était un temps où "l'ordre juste ne régnait plus dans le monde" (tianxia wu dao 天下无道)". Dans ces conditions, il était à prévoir qu'un bon nombre de magistrats confucéens se trouveraient dans l'obligation soit de sacrifier leurs principes moraux, soit d'abandonner leur carrière politique.


Ce fut notamment le cas de Feng Yingjing 馮應京 (1555-1606), un magistrat intègre et responsable, qui avait dénoncé les abus d'une puissante clique d'eunuques du palais, ce qui lui valut d’être accusé de délit, publiquement déshonoré et emprisonné. Ces mauvais traitements ne brisèrent pas sa résistance et il refusa de sacrifier son intégrité morale en vue d'apaiser le pouvoir arbitraire. Feng avait entendu parler de Ricci, pendant qu'il occupait encore son poste au gouvernement, mais il ne fit sa connaissance qu'après 1601, alors qu'il était sur le point d'être arrêté, mais, dès leur première rencontre, ils devinrent des amis intimes.


C'est durant sa captivité que Feng lut le manuscrit des Vingt-cinq Paroles. Apparemment, l'ouvrage lui enseigna des choses qui lui étaient déjà familières. La première « Parole » qui établit la distinction entre « les choses qui dépendent de moi »et « les choses qui ne dépendent pas de moi » et indique l'attitude à adopter à l'égard de ces deux catégories de choses est en fait étonnamment proche du confucianisme :

Certaines choses dépendent de moi, d'autres ne dépendent pas de moi.

Désirs, opinions, efforts, antipathie sont des choses qui met sont propres, parce qu'elles dépendent toutes de moi. Propriété; honneurs, réputation ne me sont pas propres, parce que leur existence ne dépend pas de moi. Les choses qui me sont propres sont faciles à acquérir, celles qui ne me sont pas propres sont difficiles à acquérir.

Si j'acquiers les choses qui ne dépendent pas de moi et que je laisse aux autres celles qui me sont propres, il y aura nécessairement frustration et souffrance, car ce sera contre nature et une malédiction pour les hommes de ce monde et même pour le Seigneur du ciel.

Mais, si je considère ce qui m'appartient comme propre à moi et ce qui appartient aux autres comme propre à eux, mon esprit sera calme et mon corps en paix. Il n'y aura aucune contradiction en moi, aucune souffrance.

En conséquence, lorsqu'une illusion naît en moi, je peux immédiatement la voir pour ce qu'elle est. Si c'est une chose qui m'est propre, je peux dire immédiatement : « Si je veux que tout aille bien, tout ira bien. Pourquoi m'inquiéter inutilement ». Si c'est une chose qui n'est pas propre à moi, je peux dire : "Ce n'est pas de mon ressort."


La nouveauté qui l'impressionna et lui apporta un grand réconfort ne résidait pas dans la façon de traiter le sujet, comme Ricci semblait le suggérer : "D'une façon vraiment scientifique et claire, dans un style assez différent de celui de tous les païens" ; elle résidait dans le fait que l'ouvrage avait été écrit par un ami "chrétien" qui adorait Dieu et non par un simple "philosophe de la nature". En d'autres termes, par l'intervention du petit traité moral de Ricci, l'enseignement confucéen sur la connaissance du décret du ciel retrouvait son inspiration religieuse originelle et la notion confucéenne de Dieu rejoignait le concept chrétien. Considérée sous cet aspect, l'attitude de Feng face à la souffrance qu'il endurait pour une juste cause n'était plus la résignation stoïque à son mauvais sort ni la soumission volontaire au décret d'un Dieu inexorable, mais l'abandon à un Dieu clément qu'il pouvait prier et qui lui apportait du réconfort.

(D’après le Père Joseph Shih)

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