L’approche
François Xavier, presque un siècle auparavant, avait compris au Japon que l’évangélisation des peuples ayant une longue histoire, une culture raffinée, ne pouvait être la même que chez les peuples sans écriture. Il convenait d’apprendre la langue, s’insère dans la Société (porter l’habit des bonzes) et être capable de répondre à leur curiosité dans les domaines de la cosmologie, de l’astronomie, etc.
Si nous devions résumer en une phrase cette perspective missionnaire, il faudrait parler de refus de l'européanisation. Convertir au christianisme pour les François Xavier, Valignano et Ricci, ne consistait pas à les européaniser, à leur enseigner le latin et les lettres occidentales, mais à apprendre leurs langues, découvrir leurs cultures, s'en imprégner pour s'efforcer d'exprimer dans leurs mots et leurs perspectives la "Bonne Nouvelle" du christianisme.
Cette approche n'était pas à proprement parler nouvelle. Elle renouait avec les attitudes de Saint Paul se faisant tout à tous pour les gagner au Christ (1 Co 9/19-22) et le travail des chrétiens des premiers siècles de notre ère pour exprimer leur foi dans les langues grecque et latine. Mais elle ne fut pas celle de tous les missionnaires envoyés en Extrême-Orient. La différence des approches a suscité dès les premiers temps - y compris parmi les religieux jéuites - des dissenssions qui, au fil des décennies, ont finalement abouti à la Querelle des Rites.
Matteo Ricci s’atèle à l’étude du chinois, commence par porter le froc gris des bonzes ; il traduit les Quatre Livres, quatre textes classiques regroupés quelques siècles plus tôt qui était devenu l’ouvrage à mémoriser pour les concours de fonctionnaires, autrement dit la base de l’idéologie impériale.
Mais l’adaptation à la culture chinoise va vite dépasser – mais sous le contrôle de ses supérieurs – ce que François Xavier avait demandé. Dix ans environ après son entrée en Chine, dans des villes du bassin du bas Yangzi, Nanchang puis Nankin, il prend l’habit du lettré chinois et, dans ces villes où les Lettrés se réunissent et discutent à loisir, il se pose comme lettré d’occident et développe une doctrine originale.
A leur contact, et tout particulièrement de quelques-uns qui vont chercher à valoriser ses connaissances – et se convertiront au christianisme -, il découvre des sages de l’antiquité chinoise qu’il rapproche, dans ses lettres à ses amis et ses supérieurs, à ceux de la Rome antique ou de la Grèce ; plus, ils savoure la doctrine des lettrés, cette « religion naturelle », - entendez qui est entièrement conforme à la raison -, dit d’elle qu’elle mérite à être connue, notamment des missionnaires en Chine, bref, et en fait presque la philosophie préalable à toute théologie chinoise.
L’expérience du Japon avait donné à penser qu’il convenait d’évangéliser les chinois en commençant « par le haut ». Ricci – et ses supérieurs et ses compagnons – vont se donner pour but d’aller à Pékin, de rencontrer l’empereur et lui demander l’autorisation de prêcher une religion étrangère, pour y rencontrer l’empereur et lui demander l’autorisation de prêcher dans le royaume, et, peut-être même, s’il se convertissait au christianisme, obtenir la conversion du peuple entier. Toute son attitude sera empreinte de prudence, évitant toute réaction de rejet de cette nouveauté qui risquerait de menacer la réalisation de ce grand projet. Des compagnons, plus enclins à l’apostolat direct, rongeront leur frein ; l’attitude de Ricci ne sera pas comprise de ses frères jésuites de Macao ou du Japon, où la situation était tout à fait différente.
Quand Ricci arrivera à Pékin, presque vingt ans après son arrivée en Chine, il comprend rapidement qu’il ne rencontrera jamais l’empereur, que son rêve ne se réalisera jamais, mais, en même temps, le haut niveau d’exigence morale des Lettrés le rend très optimiste sur une rencontre à venir entre l’enseignement des Lettrés et l’enseignement chrétien. En même temps, il commence à développer des communautés chrétiennes en province. A sa mort ,on estime que 2500 chinois avaient été baptisés.
Dans ce processus d’adaptation, deux questions alimenteront des polémiques, qu’il nous faut évoquer ici. Dès le début, Ricci et ses compagnons avaient utilisé l’expression
(‘seigneur du ciel’) pour traduire le mot « Dieu ». Une dizaine d’années plus tard, Ricci dé »couvre dans les classiques chinois des expressions telles que (‘seigneur d’en-haut’) et (‘ciel’) qui désignaient des divinités personnalisées ; il n’hésite pas à les identifier avec Dieu, quoique la seconde était devenue depuis trois ou quatre siècles dans les courants dominants des Lettrés un principe d’organisation abstrait, un «principe céleste». Il semble que des convertis n’utilisaient le mot ‘ciel’ sans lui donner toutes les qualités divines, ce dont certains s’offusquèrent. Dès les années 1630, tous les missionnaires en Chine convinrent de n’utiliser que le terme ‘seigneur du ciel’, sans pour autant proscrire l’usage des autres termes.L’autre question, plus complexe, concerne les rites que tout chinois pratiquait régulièrement pour révérer leurs parents et ancêtres. Renoncer à ces rites pour devenir chrétien était extrêmement difficile dans une société organisée en lignages, d’autant plus que le quatrième commandement de Dieu fait obligation d’honorer père et mère. Des superstitions semblaient s’immiscer dans ce culte (le défunt était censé être présent dans la tablette portant son nom), mais, remarque Ricci, les gestes sont les mêmes que ceux faits à l’endroit de l’empereur ou des parents de leur vivant. Ricci autorisa «provisoirement» la pratique de ces rites. La communauté jésuite s’en accommodait, «il y avait un risque à les admettre et il y avait un danger plus grand à les interdire.»
Dans les années 1630 des religieux franciscains et dominicains dénoncèrent à Rome les pratiques superstitieuses des chrétiens convertis par les jésuites, dont la pratique fut condamnée par la Congrégation pour la Propagation de la Foi en 1645 ; ces derniers se défendirent en précisant les conditions qu’ils mettaient à cette pratique (« ces rites étaient effectués à un simple acte de reconnaissance à leur égard ») ; les rites sont autorisés en 1656 avec cette réserve par la même congrégation et le pape. En 1669, un ‘synode’ réunit à Macao tous les missionnaires en Chine, jésuites et non-jésuites, convinrent d’accepter la pratique des jésuites avec cette condition. La question était close en Chine, mais avec la cinquième Provinciale, la Querelle des Rites commence en Europe et durera quelques dizaine d’années sans grand souci de la réalité chinoise.