Mathématiques chinoises


La situation vers la fin de la dynastie des Ming


Lorsque Ricci arriva en Chine, les mathématiques chinoises traversaient une période de décadence. La principale cause en était l’absence d’intérêt de l'enseignement officiel des Ming pour les sciences exactes. Dans le programme imposé aux établissements d'instruction en 1392, douze ans après la fondation de la dynastie, l'étude du calcul consistait à résoudre des problèmes extraits de l’Arithmétique en neuf chapitres (jiuzhang suanshu 九章算术) du IIIe siècle avant notre ère. La compilation des œuvres mathématiques du premier millénaire, les Dix Livres du Classique des Calculs (suanjing shishu 算经十书), fut oubliée pour n’être exhumée que plusieurs siècles plus tard. Il en fut de même, et à plus forte raison, des remarquables résultats des mathématiciens de la fin de la dynastie des Song (960-1279) ou de celle des Yuan (ou Mongols) (1280-1368) : résolution numérique d’équations et de systèmes d’équations polynômes, différences finies, interpolation, sommation de séries, proto-trigonométrie, congruences.



Mathématique chinoise et mathématique occidentale


Les mathématiques chinoise et occidentale avaient en commun des techniques arithmétiques, en particulier, les règles de fausse position, les extractions de racines chiffre par chiffre, et en géométrie pratique, les procédés de mesure des distances faisant appel à des perches, etc. L’algèbre chinoise, qui ne se faisait pas sur du papier, mais sur une sorte d’échiquier sur lequel étaient poussés des petits bouts de bambou, avait atteint les résultats très avancés déjà évoqués et était le point fort des mathématiques chinoises. La grande originalité des mathématiques occidentales était la géométrie euclidienne avec sa logique déductive ; c’était en effet par des voies très différentes, que les Chinois avaient découvert des résultats qualifiés de géométriques en Europe et notamment les propriétés du triangle rectangle, exemple typique des différences profondes dans les méthodes.

Dans le domaine des mathématiques, Ricci ne traduisit que trois ou quatre manuels de son maître Clavius, grand mathématicien, réputé pour ses talents de pédagogue et de clarté d’exposition. La plus importante de ces traductions fut celle de son manuel sur les Eléments d’Euclide.


La réception d’Euclide et le renouveau des mathématiques chinoises


La traduction des six premiers livres d’Euclide (dans la version commentée de Clavius) fut mal reçue par les mathématiciens chinois, tout en étant perçue comme une œuvre majeure.

Certaines critiques étaient extérieures au sujet et faisaient allusion à des expressions extraites des Préfaces : le lien établi avec la religion chrétienne était jugé inacceptable ; une phrase de Xu Guangqi prêtait le flanc à la critique de dogmatisme :

«Ce livre contient quatre interdits : interdit de douter, interdit de se livrer à des supputations, interdit d’abréger, interdit de modifier ; il contient aussi quatre impossibilités : impossible d’y ôter quoi que ce soit, impossible de le réfuter, impossible d’y retrancher quoi que ce soit, impossible de mettre avant ce qui vient après et réciproquement.» (traduction de JC Martzloff).

D’autres critiques visaient le style : "le chemin est tortueux, le texte archaïque, obscur et difficile et Du Zhigeng 杜知耕 écrit vers 1700 que rares sont les personnes qui utilisent ce livre."

Ces remarques et critiques exprimaient la mauvaise réception des Eléments d’Euclide, un "livre écrit dans notre langue et que nous ne comprenons pas", mais n’auraient peut-être pas été du tout si les mêmes n’avaient pas reconnu l’importance de ce livre, ne serait-ce que parce qu’il ouvrait un champ d’investigation nouveau en Chine, celui de la géométrie.

Les qualités de la traduction en chinois étaient grandes : Xu Guangqi créa tout un vocabulaire pour désigner les concepts nouveaux de la géométrie (terminologie encore en usage de nos jours) ; il traduisit phonétiquement "géométrie" par un néologisme dont la prononciation s’approche de celle de "géo" : ‘dji-o’, transcrit aujourd’hui ‘jihe’, en utilisant deux caractères (几何) qui pouvaient aussi être compris comme "combien ? combien ça fait ?", ce qui a pu induire des erreurs dans l’interprétation de la visée du livre.


Fondamentalement la traduction des Eléments est remarquable et la raison de la difficulté à comprendre ce texte doit être cherchée ailleurs.


Pourquoi Xu Guangqi avait-il été si enthousiasmé par le travail de traduction des six premiers chapitres d’Euclide qu’il l’aurait volontiers continuée, alors que le grand mathématicien Mei Wending 梅文鼎 (1633-1721) ne parvint pas à entrer dans l’œuvre ? Catherine Jami en donne une raison : "le premier fut l’élève de Ricci, donc dans une situation assez comparable à celle des disciples de Clavius dans les collèges jésuites en Europe ; le second, en revanche, fut un lecteur qui n’avait pas accès à la culture dans laquelle la structure du texte euclidien prend pour nous son sens. Le rédacteur d’une notice de la Compilation des Quatre Trésors (Siku quanshu) semble aller dans ce sens quand il écrit que "les œuvres mathématiques occidentales font des références à des contextes qui leur sont étrangers "de sorte qu’il est impossible de les comprendre." (cité par JC Martzloff).


Mais cette explication est-elle suffisante ? Les réactions des mathématiciens chinois ne leur étaient pas propres. Le P.Perdries, qui rédigea au milieu du XVIIe siècle, un autre manuel pour l’enseignement des Eléments d’Euclide, réagit en des termes proches de ceux des chinois : «Il se trouve souvent, que pour démontrer une proposition importante, Euclide employa une très grande suite de propositions, qui ne servent proprement à rien, qu’à prouver cette principale proposition [. . .] Si l’on peut tout d’un coup démontrer ces propositions capitales et importantes d’Euclide, sans employer cette longue suite de démonstrations, on aura sans doute le moyen de retrancher des choses inutiles : c’est ce que je pense avoir fait en plusieurs endroits, démontrant dans une seule proposition ce qui n’est ordinairement prouvé que par cette suite ennuyeuse d’autres propositions".


Plus significative de la réaction chinoise, fut la démarche de Du Zhigeng quand il a "retouché" la démarche d’Euclide : les définitions ont perdu de leur précision certes abstraite (‘un point est l’endroit où on fait une marque sur une ligne’), le mathématicien estimait ne pas avoir à prouver quand il s’agissait d’une évidence, quand une démonstration "par l’absurde" serait demandée ou encore quand il s’agissait de la réciproque d’une proposition déjà démontrée ("c’est la même chose dite à l’envers").

Ainsi, contrairement à ce que Joseph Needham écrit, l’arrivée des Jésuites à Pékin n’a pas mis un terme aux "mathématiques indigènes" chinoises, le concept de preuve rigoureuse ne s’imposait nullement aux mathématiciens.


Si la géométrie était résolument nouvelle pour la Chine, il n’en était pas de même des techniques calculatoires. L’aiguillon étranger que fut la mathématique occidentale les invita à rechercher et relire les ouvrages mathématiques anciens et à évaluer ce qui était vraiment original dans l’algèbre des missionnaires. Dans un ouvrage au titre évocateur, Perles Retrouvées dans la Rivière Rouge, Mei Juecheng 梅瑴成 (1681-1763), se souvenant d’avoir entendu que l’ "algèbre" qui désigne l’art occidental des calculs "venait d’Orient" et convaincu que l’ingéniosité des Européens n’est pas supérieure à celle des Chinois, se demandait si ces techniques n’étaient pas les mêmes que les techniques chinoises de l’Inconnue céleste (tian yuan 天元), qui auraient été connues des Européens. Et, finalement, cette supposition s’imposa à lui, réalisant que, tandis qu’en Chine les lettrés n’ont cessé de mépriser les mathématiciens, les Européens, après s’être transmis ces connaissances de génération en génération, après les avoir continuellement améliorées, venaient les présenter en Chine comme des connaissances d’origine occidentale. Si Mei n’avait pas compris que l’origine de l’algèbre était un mot arabe et que l’Orient dont il était question était le Proche-orient, il n’avait pas tort de rechercher des similitudes d’approche dans le passé de la nation chinoise.


Cependant cette réaction nationale ne signifie pas pour autant que la pratique mathématique chinoise n’ait pas évolué sous l’aiguillon européen. En retrouvant les grandes œuvres du passé, le goût pour les mathématiques spéculatives est revenu. L’écriture a évolué aussi : Mei Wending a le souci, nouveau en Chine, de justifier ses résultats. L’influence des mathématiques occidentales était certaine, même si le mathématicien cherchait des références nationales. Le professeur Martzloff note deux limites à son travail : le lien entre son travail et la réalité concrète n’est jamais complètement rompu et le raisonnement axiomatico-déductif est absent de son œuvre.